Albert et l'Indochine
Je me souviens de mon grand-père qui, ayant fait la guerre 14-18, était mort 50 ans plus tard dans son lit : ses dernières paroles furent pour ses copains de tranchée qui n'avaient pas eu la chance de s'en sortir. Il avait dû y penser toute sa vie et le traumatisme était intact à la veille de sa mort. Nos belles guerres, préparées et même mitonnées par nos généraux et nos politiciens, ont transformé des générations de braves types en traumatisés de la vie.
Dans mon village, nous avions quelques anciens combattants qui avaient "fait l'Indochine", comme ils disaient. Albert était l'un deux : il ne travaillait plus car il devait être pensionné de guerre. Il passait son temps à boire des bières dans la bar-tabac tenu par sa femme, mais aussi chez les épouses de ses copains, quand ils étaient au travail. Malgré les litres de bière qu'il buvait tous les jours, Albert était maigre et sec, comme si le houblon le desséchait. Les rares fois où il parlait de l'Indochine devant moi, en triturant sa Gitane maïs de ses doigts jaunis, ses yeux se couvraient d'un voile de larmes qu'il retenait. Je me souviens de phrases comme "tu en tuais un, il en revenait dix ...." dites entre deux gorgées de bière, et d'autres beaucoup plus dures sur les atrocités de cette guerre.
Albert est mort dans l'indifférence générale, comme tous ses copains d'Indochine et d'Algérie, avec ses souvenirs que lui-seul pouvait comprendre : sans doute a-t'il été décoré à titre posthume, par un galonné d'opérette.